La bauxite ? Les Vietnamiens semblent faire une fixation. Le sujet a été abordé à plusieurs reprises lors de la session de juin de l’Assemblée nationale. « Stop à la bauxite ! », « Faites reverdir la forêt sur nos Hauts Plateaux ! », a-t-on pu lire sur des pancartes, le 16 juin à Hanoï, lors d’une manifestation de catholiques dont l’objet était pourtant la récupération d’un terrain paroissial. Le général Vo Nguyen Giap, héros de la guerre du Vietnam et de la guerre d’Indochine, a pris la plume à deux reprises pour exprimer ses réserves aux autorités, des messages dont le premier ministre Nguyên Tân Dung a accusé réception quand il a rendu visite au vieux général – il vient de fêter son 98e anniversaire –, lors de la célébration, le 7 mai, du 35e anniversaire de la victoire de Diên Biên Phu.
De quoi s’agit-il ? Le Vietnam dispose des troisièmes réserves mondiales de bauxite, le minerai à partir duquel se fabrique l’aluminium. Connus depuis des décennies, les gisements sont d’excellente qualité. Ils se trouvent sur les Haux Plateaux, dans les provinces de Dak Nong et de Lam Dong, un peu au sud de la ville de Ban Me Thuôt. Mais, ressorti des tiroirs au début des années 1980, le projet de les exploiter a été chaque fois reporté. D’un côté, l’investissement global est évalué, raffinage compris, à la somme fabuleuse de quinze milliards de dollars sur quinze ans, avec une rentabilité tributaire de l’évolution du prix sur le marché international. De l’autre, l’exploitation de la bauxite est un casse-tête écologique, parce que les mines sont à ciel ouvert et que le traitement du minerai produit, en grandes quantités, des « boues rouges » très toxiques qu’il faut emmagasiner afin de protéger sols et cours d’eau.
Après avoir longuement hésité, les autorités vietnamiennes ont toutefois franchi le pas en 2007, en signant un accord de coopération avec la Chine concernant deux sites, ceux de Nhan Co et de Tan Rai. La participation des Chinois à l’exploitation des gisements a donné une nouvelle dimension au débat. Les experts, y compris au sein de l’administration, ont exprimé leurs préoccupations : Pékin a fermé ses propres mines en raison de dommages causés à l’environnement. Les garanties offertes sont donc douteuses. Surtout, les pressions chinoise sur le Vietnam demeurent très fortes depuis la guerre brève mais sanglante qui a opposé les deux pays, en 1979, sur leur frontière commune.
Pékin et Hanoï, des relations agitées
Une dizaine d’années plus tard, Pékin et Hanoï ont normalisé leurs relations. Aujourd’hui, la Chine est devenue le premier partenaire commercial du Vietnam. Hanoï a deux bonnes raisons de souhaiter un renforcement des investissements chinois : réduire un fort déficit commercial bilatéral et une baisse très sensible – 40% pendant le premier trimestre de cette année – des investissements directs étrangers liée aux effets de la crise économique mondiale. En visite en avril en Chine, M. Nguyên Tân Dung a estimé, après avoir rencontré son homologue, M. Wen Jiabao, que l’objectif était de porter de 20 milliards en 2008 à 25 milliards de dollars en 2010 le commerce bilatéral tout en réduisant le déficit vietnamien.
La montée en puissance de la Chine, ces deux dernières décennies, l’amène de plus en plus à considérer l’Asie du Sud-Est comme son pré carré. Le Vietnam, auquel Pékin n’a jamais pardonné son intervention militaire au Cambodge (1978-1989), est le premier concerné. Considérablement renforcée, la marine de guerre chinoise est de plus en plus présente en Mer de Chine du Sud – la Mer de l’Est, disent les Vietnamiens – dont Pékin et Hanoï se disputent les deux archipels, les Paracels et les Spratleys (lire « La Chine affirme ses ambitions navales », par Olivier Zajec, Le Monde diplomatique, septembre 2008). Des patrouilleurs de mer chinois confisquent les prises de pêcheurs vietnamiens dans les zones que Pékin considèrent sous souveraineté chinoise, soit 80% des eaux de cette mer méridionale. Des manifestations anti-chinoises ont déjà eu lieu au Vietnam, ces dernières années, notamment à propos de la délimitation de la frontière terrestre entre les deux voisins.
Une participation chinoise à l’exploitation d’un minerai au centre du Vietnam intervient donc dans un contexte délicat. Le gouvernement a dû se défendre, devant l’Assemblée nationale, d’avoir cédé à des pressions chinoises, d’avoir négligé les effets sur l’environnement, d’avoir même conçu, pour éviter un vote des députés, des contrats passés avec une filiale de la compagnie publique Chinalco. Le ministère du commerce et de l’industrie a organisé en mai un séminaire à Hanoï pour s’expliquer et tenter de calmer les appréhensions d’une cinquantaine de spécialistes de l’administration et du secteur privé.
Les deux sites devraient produire 1,2 million de tonnes d’aluminium par an. La construction, à Nhan Co, d’une raffinerie, d’un coût de 735 millions de dollars, devrait fournir deux mille emplois. Toutefois, la rentabilité de l’ensemble de l’opération est sujette à caution. Un fléchissement du cours de l’aluminium, lequel a chuté depuis 2007, pourrait faire basculer le projet dans le rouge. Si les besoins du Vietnam en aluminium augmentent, ses importations actuelles s’élèvent à quelque cent mille tonnes seulement. Des experts mettent en garde contre le risque d’un gouffre financier.
« De graves dommages à l’environnement »
L’ouverture de la première mine, à Tan Rai, suscite déjà les inquiétudes. Dans une région plutôt sèche, les planteurs utilisent l’eau d’un lac pour irriguer théiers et caféiers. Ce lac pourrait être transformé en réservoir de « boues rouges », qui contiennent 70% d’hydroxyde de sodium. Les risques de contamination des sols sont importants. Dans une lettre divulguée lors du séminaire officiel réuni en mai à Hanoï, le général Giap a rappelé que, voilà un quart de siècle, des experts soviétiques avaient conseillé de renoncer au projet d’exploitation en raison du « risque de sérieux dommages écologiques ». Dans une lettre pastorale, le cardinal archevêque de Saigon a estimé, le 28 mai, que le projet provoquerait de graves dommages à l’environnement et représentait une menace pour la sécurité des populations. L’entreprise d’Etat Vinacomin a néanmoins été autorisée, voilà deux ans, à former une société mixte avec les Chinois pour exploiter les gisements. L’exploitation de Tan Rai a commencé et des Chinois y participent.
Cet aspect du projet est celui qui prête le plus à controverse. Un demi-millier de Chinois se trouvent déjà sur place, a déclaré, fin mai, un vice-président du Comité populaire de la province de Lam Dong. Certains sont de simples ouvriers dotés seulement de visas touriste. L’embauche d’ouvriers étrangers non qualifiés est interdite au Vietnam. L’un des gérants de Vinacomin a déclaré, le 12 mai, que des sous-traitants chinois avaient reçu des amendes « pour avoir fait venir au Vietnam des ouvriers et les avoir engagés sans permis de travail ». « En termes d’intérêts nationaux et de développement durable et à long terme, l’exploitation de la bauxite aura des conséquences critiques sur les plans écologique, social et sécuritaire », a résumé le général Giap dans sa lettre.
C’est là que le bât blesse. Sur la défensive, le gouvernement s’est engagé à prendre toutes les précautions nécessaires, y compris le recours aux technologies les plus performantes d’exploitation, pour prévenir tout dérapage. Mais rien n’indique qu’il envisage de renoncer au projet. Le débat n’est pas près de s’éteindre...
Jean-Claude Pomonti est journaliste.